Me Assoko Héraclès est avocat au Barreau de Côte d’Ivoire. Le 19 juin 2025, il présidait le Comité scientifique du Forum sur la protection des données à caractère personnel qui se tenait à Abidjan. A ce tire, il a accordé une interview exclusive à Digital Mag. Pour lui, l’Afrique doit s’unir pour imposer des normes sur l’intelligence artificielle aux géants de la tech qui utilisent « nos données » à caractère personnel pour entrainer leurs IA.
Pour les nuls, qu’est-ce que l’intelligence artificielle ?
C’est un logiciel, une sorte d’application développée par l’être humain pour l’aider à prendre des décisions de façon précise. L’intelligence artificielle, comme son nom le dit, c’est une machine intelligente. Elle comprend nos besoins et y apporte des réponses. Elle fait tout ce qu’on lui demande de faire et elle est même capable d’anticiper nos besoins, de prédire ce que nous voulons, ce qui est nécessaire pour nous, de nous suivre et nous prévenir comme un ange gardien.
Comment arrive-t-elle à faire ça ?
Elle arrive à faire ça à partir des informations qu’elle a engrange. Cela veut dire qu’il y a une base de données, ce qu’on appelle les big data, des bases de données massives, que cette machine consomme, analyse et exploite. A partir de cette base de données, elle s’entraîne sur un système qu’on appelle Machine Learning. Donc, la machine apprend à partir des informations qu’on lui fournit. Par exemple, est-ce que quand on voit tels yeux, telle bouche, tel visage, c’est Maître Assoko Héraclès ? Si oui, l’IA garde cette information. Et à chaque fois qu’elle verra ces yeux, cette bouche, ce visage, elle va le reconnaître. Ainsi, au fur et à mesure, elle développe de grandes capacités jusqu’à affiner sa décision.
Où collecte-t-elle ces données ?
D’abord, il faut savoir que ces données nous appartiennent aux humains. Mais, l’intelligence artificielle va collecter ces données qui sont disponibles partout sur les réseaux. Vous savez, internet est une grande base de données. Or, les gens mettent leurs informations naturellement sur l’internet. Finalement, l’IA va puiser dans ces données, qui nous appartiennent, sur Facebook, sur TikTok, sur Instagram, sur YouTube et sur WhatsApp puisque toutes ces informations lui sont accessibles.
Ensuite, l’intelligence artificielle se nourrit avec les bases de données officielles. Par exemple, la base de données des opérateurs de télécommunications, la base de données des entreprises de la poste, la base de données d’une entreprise de recensement, d’une entreprise de transport, etc. L’accès à ces bases de données lui permet d’augmenter ses capacités. Plus elle a des données, plus elle augmente ses capacités. En fin de compte, nous humains fournissons des données à l’intelligence artificielle pour nous aider. Sauf qu’il y a des risques.
Lesquels ?
Puisque nous lui donnons nos informations qu’elle enregistre, à partir de ces informations, elle fait toute seule des recoupements. Et elle devient plus intelligente que nous. Cette machine développe tellement ses capacités qu’elle devient capable de nous surveiller, de nous tracer, de nous géo-localiser, d’interagir avec nous, de décider pour nous et, par moments, de décider contre nous. C’est là le danger. D’où la nécessité d’un encadrement juridique de cette intelligence artificielle.
Comment peut-on encadrer juridiquement l’IA ? Par des lois, des décrets, des arrêtés ?
Prendre des lois, des décrets, des arrêtés, ça ne suffit pas, ça n’a aucune influence sur l’IA par le fait même que ces machines intelligentes ne sont pas produites en Côte d’Ivoire. Ces logiciels n’étant pas développés en Côte d’Ivoire, eh bien ça fait qu’on est limité. Est-ce que nous, Côte d’Ivoire, nous avons les moyens de dire à une entreprise multinationale de changer son code parce que ce code crée des bugs ou des hallucinations ? La réponse est non parce que nous sommes limités dans notre capacité à exiger des modifications du code source d’une IA conçue par une multinationale. Donc, les pays africains doivent s’unir pour agir et décider de quel type d’intelligence artificielle ils ont besoin.
En tant que juriste, quelles sont vos recommandations aux pays africains ?
Les pays africains ont déjà la Convention de Malabo sur la cybersécurité et la protection des données à caractère personnel. Il faudrait la compléter, la renforcer par un texte spécifique sur l’intelligence artificielle, pour définir un cadre clair. On ne veut pas des intelligences artificielles qui vont nuire aux droits et aux libertés des citoyens, on veut des intelligences artificielles qui vont aider le citoyen à s’épanouir et lui offrir des opportunités. Mais ces décisions doivent se prendre sous l’impulsion des Etats, lors de ce type de fora (Forum sur la protection des données à caractère personnel) où les gens viennent s’exprimer.
Est-ce que vous-même vous y croyez ?
On y croit, mais vous voyez, j’ai fait le parallèle avec internet. Internet a été développé par un seul Etat, les Etats-Unis avec des entreprises américaines. Aujourd’hui, internet est mondial, mais il y a des lois dans de nombreux pays occidentaux pour encadrer les usages sur internet. Je pense qu’il en sera de même pour l’intelligence artificielle. Sauf qu’au départ on n’aura pas cette capacité à moins qu’on s’unisse, qu’on en tirer les leçons et qu’on aille ensemble vers ces entreprises de tech qui développent l’intelligence artificielle pour définir des normes et créer des structures qui ont la capacité d’auditer ces normes.