À l’approche de la 7ᵉ édition du Next Fintech Forum à Dakar, Luc KPENOU, consultant expert en services financiers digitaux et en régulation des paiements en Afrique, analyse pour Digitalmag.ci les grands enjeux de la fintech ouest-africaine et le décalage entre les zones francophone et anglophone.
Quels sont les principaux traits de l’écosystème des fintechs en Afrique de l’Ouest aujourd’hui ?
L’écosystème est très dynamique, bien que l’espace anglophone (Nigeria, Ghana) soit plus visible que le francophone, qui connaît néanmoins une forte croissance. Cette évolution selon moi s’est faite en trois phases de façon générale dans la région :
- Démocratisation du mobile money : Initiée par les opérateurs télécoms, cette phase a habitué des millions de personnes aux transactions financières mobiles de base.
- Diversification par les fintechs : Des startups ont ensuite enrichi l’offre avec des services plus sophistiqués comme l’agrégation de paiements, les néo-banques, le micro-crédit ou l’épargne digitale en partenariat avec des institutions financières.
- Structuration par les régulateurs : Le secteur entre dans une ère de normalisation où les autorités de contrôle, comme la BCEAO pour l’UEMOA, imposent des règles du jeu claires pour fiabiliser le marché. Désormais, une fintech doit détenir une licence pour être opérationnelle, ce qui élève le professionnalisme du milieu et sécurise les clients.
Ces nouvelles réglementations ne risquent-elles pas de freiner l’innovation ?
Non, au contraire. Un cadre réglementaire clair et stable est une protection pour tous, y compris pour les fintechs. L’absence de règles serait bien plus dangereuse. La réglementation ne freine pas l’écosystème, elle le structure et le sécurise. Beaucoup de fintech ont été surprises récemment par des évolutions prévisibles, comme l’interopérabilité ou les nouvelles exigences sur les établissements de paiement. Elles négligent souvent la veille réglementaire, ce qui est une erreur. La conformité n’est pas un obstacle, mais une composante essentielle du modèle d’affaires. Manipuler l’argent du public implique d’accepter un contrôle. Les fintechs les plus agiles sont celles qui intègrent la conformité dès le départ.
Comment les fintech peuvent elles transformer durablement les économies locales ?
Leur impact est déjà positif et tangible. Pour le décupler, quatre axes me semblent prioritaires :
- Une collaboration systémique :Les fintech doivent agir de concert avec les banques, les opérateurs télécoms et les régulateurs, notamment pour mutualiser les infrastructures et co-développer des solutions innovantes.
- L’exploitation des infrastructures partagées :Il est crucial de capitaliser sur les nouvelles fondations technologiques qui se déploient sur le continent, comme les plateformes interopérables et les schémas de paiement modernes, afin de bâtir des services transfrontaliers à grande échelle.
- Une ambition régionale :La taille limitée des marchés nationaux, à l’exception notable du Nigeria, rend indispensable une approche supranationale. L’enjeu est de s’appuyer sur des partenariats stratégiques pour atteindre la masse critique d’utilisateurs nécessaire à la viabilité des modèles économiques.
- Une innovation à forte valeur ajoutée :Le modèle d’agrégation de paiements arrivant à maturité, l’avenir appartient aux services qui créent un impact direct : microcrédit pour les PME, micro-assurance, épargne inclusive et finance durable (Green Fintech). C’est ce virage stratégique qui permettra de capter la croissance d’un marché africain des paiements numériques qui devrait doubler pour atteindre 19 milliards de dollars d’ici 2029.
Comment expliquer le retard des fintech francophones en matière de levées de fonds par rapport aux anglophones ?
Ce décalage est un fait, étayé par les chiffres. Le rapport 2023 de Partech Africa confirme bien cette tendance : l’Afrique francophone n’a attiré que 272 millions de dollars, soit effectivement 8 % du financement total en capital-risque sur le continent, en baisse par rapport aux 15 % de l’année précédente. Plusieurs facteurs structurels expliquent cette situation :
- La taille et la concentration du marché :Les pays anglophones, en particulier les « Big Four » (Nigeria, Kenya, Égypte, Afrique du Sud), offrent des marchés domestiques plus vastes et plus matures. Pour illustrer, ces quatre pays ont concentré à eux seuls 87 % de la totalité des financements en 2023. Une startup nigériane peut ainsi atteindre une taille critique sans même franchir ses frontières, ce qui est un facteur décisif pour les investisseurs.
- L’écosystème du capital-risque :La majorité des fonds d’investissement actifs en Afrique sont historiquement basés à Londres, New York, Dubaï ou Le Cap. Cet écosystème anglo-saxon favorise naturellement les entrepreneurs qui en maîtrisent les codes culturels et linguistiques.
- La visibilité et la langue :L’écosystème anglophone a bénéficié d’une couverture médiatique internationale bien plus précoce, créant un cercle vertueux d’attention. La maîtrise de l’anglais reste un avantage compétitif indéniable pour pitcher, négocier et évoluer sur la scène mondiale de la tech.
Toutefois, les lignes bougent. La donne change grâce à l’émergence de structures de soutien locales dédiées, à l’image du startup studio M Studio à Abidjan, qui œuvrent à l’accompagnement des talents régionaux. De plus, des succès emblématiques prouvent que l’excellence francophone peut s’imposer. On peut citer Wave, la première licorne de la région basée au Sénégal, ou encore la fintech ivoirienne Djamo qui, après son passage par le prestigieux accélérateur Y Combinator, poursuit son expansion.
Pour combler ce retard, la voie est double : continuer à structurer nos écosystèmes locaux pour faire grandir plus de champions, et accompagner nos entrepreneurs à se projeter sans complexe sur la scène internationale.
Qu’attendez-vous de cette 7ᵉ édition du Next Fintech Forum ?
Pour moi, ce forum doit être un véritable accélérateur, et cela commence par la connexion. J’espère que les couloirs vont vibrer d’échanges, que des partenariats stratégiques vont s’y nouer et que de nombreux entrepreneurs repartiront avec des contacts décisifs. Mais pour que ces rencontres aient un impact durable, il faut un cadre. C’est pourquoi j’attends aussi que l’on passe des paroles aux actes, avec un dialogue franc entre régulateurs et innovateurs qui doit déboucher sur une feuille de route commune. Il faut aussi se projeter vers l’avenir en abordant les nouvelles frontières de la finance (DeFi, Green Fintech). Enfin, tout cela doit servir à mettre nos pépites francophones sous les projecteurs, pour que les investisseurs présents voient concrètement leur potentiel et aient envie de les accompagner.
Un dernier message pour les participants ?
Mon message est simple : pensez « ensemble » et pensez « impact ». Ensemble, car aucun acteur ne réussira seul face aux enjeux régionaux. Et impact, car la technologie ne vaut que par le changement positif qu’elle apporte dans la vie des gens. C’est cette double exigence qui fera de vous les véritables architectes de l’économie de demain.





































